Tsukuyomi est une louve indéchiffrable, énigmatique, dont on ne peut pas percer le mystère. Il semble qu'elle joue constamment la comédie, que chacun de ses gestes et de ses mots sont coordonnés pour ne dissimuler qu'une  double face. Tsukuyomi vit dans deux mondes, celui de la tendre et candide louve toujours à l'écoute de ses semblables et parfois un peu idiote sur les bords. Et puis celui de la présomptueuse Tsukuyomi, celui de la stratège, l'irascible et l'impétueuse louve noire. Aux premiers abords, elle paraît étrangement calme, mais quand on commence à la connaître un peu plus ─ mais ça, c'est ce que vous croyez, ahah ─, elle se dévoile tout de suite comme étant quelqu'un de nature bienveillante. La bonté et la pureté l'étouffent, c'est une louve emplie de compassion à qui l'on peut faire confiance pour n'importe quoi. Mais malgré tout, Tsukuyomi ne parle pas beaucoup ─ et même très peu. La plupart du temps, ce sont des mimiques qui paraissent presque exagérées qu'elle emploie pour communiquer avec son entourage. Elle est trop calme, trop sage, pas de là à la qualifier de « timiditié absolue », mais cela a l'audace de rendre mal à l'aise les autres, et parfois même à leur faire perdre
patience. Mais au fond, qui est Tsukuyomi, me diriez-vous? Après tout, tout cela n'est qu'un masque de fer, impénétrable et assez résistant pour cacher sa véritable personnalité, masque dont elle se sert bien, masque qu'elle prône à merveille. Nul ne s'aperçoit vraiment qu'elle ne fait que se jouer d'eux, ces ahuris, bien inconscients de la vraie bête qu'est Tsukuyomi, elle qui semble si frêle, si fragile et qui se la joue au coeur séraphique. En réalité, elle se montre chaste, intéressée que par très peu de choses, et puis imbue de elle-même, aussi. Elle ne cherche pas à faire le bonheur des autres, elle est égoïste et ne pense qu'à elle ─ du moins, sa fratrie et sa personne. Tout ce qu'elle désire, c'est créer un monde de paix, où 
il faudra d'abord connaître la souffrance pour ensuite chérir la liberté et l'harmonie d'une paix nouvelle. Elle est assez ambitieuse, et ne s'avoue jamais vaincue. Elle est impitoyable, n'éprouve aucune pitié pour son prochain et est prête à tuer des louveteaux si ils se montrent dédaigneux envers elle. Néanmoins, vous pouvez vous assurer ─ du moins, espérez ─ qu'elle ne divulguera pas sa véritable entité, et ses desseins aussi sombres soient-ils. Non, elle continuera de porter son masque, cette effigie qu'elle préconise avoir en vous manipulant et en vous mystifiant un peu plus chaque jours. Personne ne peut se douter que sous ses airs archangéliques, s'éclipse une
abstraction malveillante, comme la face cachée d'une lune miroitante. Tsukuyomi est votre mirage. 

Tsukuyomi est née pendant une longue période d'hiver. Le froid était mordant à l'époque, et ce fut certainement un des hivers les plus rudes que connut le territoire. Les crachins glacés des fortes bruines et les bourrasques glaciales en témoignaient, autrefois. Ce n'était pas un cycle recommandé pour donner naissance à des louveteaux, car, même si naguère ils avaient parus frêles, chétifs, et de faible constitution pour des rejetons venant à peine de naître, l'hiver était une saison beaucoup trop périlleuse. Trop périlleuse dans le sens où le gel pouvait anéantir quoi que ce soit. Et l'instinct de survie poussait tous les animaux à se battre et à chasser pour leur propre besoins. Oui, Tsukuyomi est née pendant une longue période d'hiver. Elle grandit avec peine aux côtés de sa petite soeur bien aimée, Amaterasu. Elle, que la louve noire chérissait tant, elle pour qui Tsukuyomi donnerait sa vie pour qu'elle vive bien. C'était tout ce qui lui importait lorsqu'elles grandissaient ensemble, sous l'oeil protecteur de leurs parents, Izanagi et Izanami. Ils étaient si fiers de leur progéniture, leurs deux enfants qui avaient survécu à un hiver impétueux et non sans danger. Si fiers de les voir s'accroître au fil du temps, devenir de vraies louves, se perfectionnant un peu plus chaque jour à la chasse. Amaterasu, qui grandissait à vue d'oeil, était d'une beauté sans pareille, égale à un bourgeon qui s'épanouissait pour laisser place à une fleur nimbée de rayons de soleil. Tsukuyomi elle, de sa grande carrure, rappelait qu'elle était l'aînée. Elle semblait digne, inspirant le respect, un charisme inhabituel pour une louve de son âge, et une certaine supériorité. Tsukuyomi veillait toujours à ce que sa petite soeur ne manque de rien. Plus le temps passait, plus son caractère protecteur se dévoilait envers sa cadette. Elle n'en oubliait cependant pas ses parents à qui elle vouait une profonde considération ainsi qu'un amour abstrait, mais un amour de fille. Tous les quatre vivaient en harmonie, en famille et ne se souciaient pas du reste du monde, tant qu'ils étaient une famille. Non, c'était une vie parfaite, dans un équilibre de tranquilité, où personne ne pourrait venir les déranger dans leur osmose.

Mais ; parce-qu'il faut bien un mais, dans cette histoire. Un jour se produit un tragique accident. Tsukuyomi avait pour habitude de contempler la lune lorsqu'elle se levait, en pleine nuit, tandis que sa fratrie dormait à poings fermés. Elle aimait l'éclat et la lueur de l'astre lunaire, cette lune si majestueuse qui contrastait avec l'azur de la voûte nocturne. Sentir sa clarté envelopper sa fourrure d'un noir de jais, et contempler sa surface blafarde qu'elle se surprenait souvent à confondre avec le pelage immaculé de sa jeune soeur. Et, un soir de ténèbres - mais bien illuminé par la chimère stellaire, alors que Tsukuyomi avait ses yeux gorgés d'un rouge sang rivés sur cet astre qu'elle aimait tant, la louve n'avait pas senti la présence qui rôdait autour d'elle. Emportée par sa méditation, ce fut après un bref laps de temps qu'elle comprit qu'elle était encerclée par un groupe de loups. Faisant volte face, Tsukuyomi observait autour d'elle sans montrer la moindre réaction de panique ou d'affolement ; à peu près quatre ou cinq loups, tous plus imposants que les autres la cernaient. Ils étaient entièrement blancs, de la tête aux pieds. Seul un sortait du lot : un grand loup noir aux fines pupilles grises et au long museau balafré. Il ressemblait étrangement à Tsukuyomi, qui elle, gardait un silence de plomb. Hébété de ne voir aucune réaction de la part de sa voisine, le grand loup noir grogna d'insatisfaction et se rua directement sur Tsukuyomi, l'empalant sur l'arbre qui se tenait derrière elle. Légèrement sonnée par ce coup indirect, Tsukuyomi se releva lentement devant l'autre loup qui avait désserée son emprise sur elle. La louve noire rouvrit les yeux, toisant de haut son attaquant. Elle réprima un grommellement, alors qu'un des loups blancs s'avança pour prendre la parole.

« Tsukuyomi, c'est cela ? » grogna alors le mâle qui semblait avoir la peau sur les os, mais qui arborait une magnifique robe blanche semblable à un manteau de neige. Surprise que l'on connaissait son nom, Tsukuyomi releva la tête, sans pour autant prendre la parole. Prenant ce silence pour une affirmation, l'autre s'empressa vivement de se rapprocher de Tsukuyomi, dépassant le loup qui semblait être son supérieur. Et alors qu'il réprima un grondement, il s'exprima dans un ton qui se voulait macabre et perfide, en espérant faire de l'effet sur la louve. Ce qui fut un franc succès.

« Anéantis ta famille. Ta soeur et tes parents doivent mourir de tes propres griffes. Tue-les. C'est un ordre. » Tsukuyomi s'écarta légèrement, en écarquillant ses yeux rouge écarlate, lâchant un léger jappement de stupeur. Lentement, elle se mit à frissonner, des images sanglantes défilant dans son esprit, celles de sa famille morts à ses pattes, gisant dans une mare de sang immuable. Alors, son aspect qui, plus tôt, était resté digne et hasardeux, se transforma. Tsukuyomi s'était renfrognée sur elle-même, tremblant. Elle semblait être redevenue la petite louve qui flageolait à chaque bourrasque de vent qui venait lui caresser la fourrure, à chaque surprise que lui faisait sa soeur. Tsukuyomi était brisée. Dans un élan de courage, cherchant ses mots alors que la peur la tétanisait, elle s'exprima d'une voix rauque.

« Et si je refuse ? Jamais je ne tuerai ma famille, vous entendez ? Jamais ! » Dit-elle avec dédain. Le loup blanc détourna la tête en fixant ses compagnons, avant d'acquiescer d'un air entendu et se retourna de nouveau devant la louve prise d'une profonde douleur intérieure.
« Si tu ne le fais pas, nous exterminerons toute la forêt, les meutes, les autres loups, toi et toute ta famille également. Si tu obéis sagement, nous y renoncerons et ces lieux n'entendront plus parler de nous. Alors, que décides-tu, Tsukuyomi ? Vas-tu faire ton égoïste et penser au bien de ta famille, ou vas-tu te restreindre et penser à tout ce qui t'entoure ? C'est ton choix. » conclut-il avec un sourire carnassier.

Tsukuyomi était face à un dilemme. Devait-elle penser au bien des autres meutes, dont elle avait entendu parler, ou bien à celui de sa famille ? Elle aimait plus que tout sa famille, elle ne pouvait se résigner à les tuer, loin de là. Mais elle ne pouvait pas non plus ne penser qu'à elle et laisser les autres se faire massacrer. C'était de la torture. Pure et dure. Toujours aussi tremblante, Tsukuyomi prit la parole, dans un ton qui n'était pas le sien.

« Très bien. Je le ferais. Je.. je tuerai ceux que j'aime pour qu'il y'ait la paix. Mais un jour, je me vengerai de vous. Je vous en fait la promesse. »

Le loup noir, qui jusqu'à présent était silencieux, ne put retenir un grognement, mais alors que l'idée de bondir sur Tsukuyomi envahit son esprit, le loup blanc se tenant devant lui, lui intima le silence d'un regard furibond.

« Dans ce cas... dit-il d'une voix plus calme. Tu as trois jours, et si tu nous trahis, nous le saurons, fais moi confiance. Et dans ce cas, tout le monde mourra. » Il poussa un hurlement béant et le groupe de loups disparut ensuite. Tsukuyomi relâcha tous ses muscles et s'effondra sur le sol, les yeux clos, le monde des mirages et des rêves s'emparant d'elle.

Il faisait noir. La lune brillait comme à son habitude dans l'empyrée céleste. Un silence inhabituel s'était emparé des alentours. Amaterasu n'arrivait pas à dormir. La louve blanche avait comme un mauvais pressentiment, alors elle se releva et, ne trouvant ni ses parents ni sa soeur avec elle, elle décida d'aller sillonner les environs. Amaterasu criait plusieurs fois les noms de ses parents et de sa soeur, celle-ci ne recevant aucune réponse. Rien. A chaque pas qu'elle faisait, elle angoissait. Cela l'inquiétait de n'entendre personne. Elle s'imaginait le pire : peut-être qu'ils avaient fugué sans elle, l'abandonnant à sa merci ? Peut-être bien qu'ils avaient été tous les trois kidnappés par des loups sanguinaires... Non, c'était impossible. Tsukuyomi était beaucoup trop forte et elle était là pour protéger ses parents, et Amaterasu elle-même. Sa grande soeur qu'elle aimait si fort serait toujours là pour eux. Toujours. Aucune raison d'en douter.
Mais alors qu'Ama contournait un arbre pour atterrir dans une clairière, elle se figea. L'herbe était ourlée de sang encore frais, les troncs des arbres étaient maculés eux aussi de sang et devant elle se tenait deux silhouettes allongés de leur long sur le sol ensanglanté. Elle reconnut d'abord Izanami, son corps autrefois d'une blancheur sans pareille désormais parcourue de balafres et d'entailles gorgées de sang. Et puis son père, Izanagi, lui qui ressemblait tant à Tsukuyomi, son cadavre étant également recouvert d'un linceul sanguinolent. Amaterasu hurla à cette vue atroce, les yeux écarquillés d'horreur. Mais alors, où était Tsukuyomi ? Où était sa soeur ? Pourquoi n'avait-elle pas protéger Izanagi et Izanami ? Amaterasu releva doucement les yeux des deux corps meurtris de ses parents pour voir qu'elle était là. Elle. Elle qui possédait des yeux rouges semblables au sang qui tâchait salement les dépouilles à terre. Elle qui se tenait face à ses parents. Elle dont les pattes étaient souillées d'un sang à présent sec. Tsukuyomi toisait durement Amaterasu. La louve blanche se perdit dans son regard.

« Pourquoi grande soeur ! Qui les ont tués ?! Dis-moi Tsukuyomi ! Dis moi !! »

Les paroles de la jeune Ama s'étouffèrent alors dans un sanglot. Tsukuyomi semblait indifférente face aux larmes et aux pleurs de sa tendre soeur. Elle devait la tuer, c'était son devoir. Elle, sa dernière victime, qui se tenait là, impuissant, face au massacre qui avait eu lieu. Mais Tsukuyomi ne put se résoudre à tuer sa soeur. Impossible. Elle ne le pouvait. C'était plus fort qu'elle. Assassiner sa petite soeur, si innocente, qu'elle aimait tellement. L'être qui était le plus cher à ses yeux. Et alors que des hurlements sortaient sans cesse de la gueule d'Amaterasu, Tsukuyomi s'approcha d'un pas seulement.

« C'est moi qui ai fait ça. »

Amaterasu releva la tête vers Tsukuyomi, sa vue brouillée par les larmes. Son coeur ne fit qu'un bond dans sa poitrine lorsqu'elle entendit sa soeur Tsukuyomi prononcer de telles paroles dans un calme impartial, avec un ton si impassible. Démolie, Amaterasu s'écroula au sol.

« Maintenant que tu le sais Amaterasu, tu ne peux que me haïr. Alors haïs moi, déteste moi, petite sotte. Et ne reviens me voir que lorsque tu auras le même regard que moi. »

Tsukuyomi jaugea sa petite soeur d'un regard à la fois noir comme les ténèbres et rouge comme le sang. Aussitôt, la louve noire fit volte face, laissant sa soeur s'étouffer dans des sanglots éternels. Et alors qu'elle s'en allait en courant, elle semblait voler. Et avant de se faire une promesse, Tsukuyomi ne put retenir ses larmes, loin de sa soeur.

« Pardonne moi, petite soeur. J'ai fait ça... pour vous. »

Et ainsi s'en suivit son engagement. Elle ferait tout pour restaurer une nouvelle paix en ce monde, et un jour, mourir des pattes de sa soeur, pour que Amaterasu reprenne sa tâche et sa promesse, pour un jour la sceller et voir le monde régner dans une harmonie tant convoitée.